Ostranénie ! – ENSAPC YGREC ENSAPC YGREC

06/06/17 > 09/07/17

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Dossier de presse

©Aurélien Mole

 

 

 

 

Commissariat : Anne Bonnin et Corinne Digard

 

Artistes : Åbäke avec Eve Chabanon, Bruno Botella, Gregory Buchert, Julien Creuzet, Mimosa Echard, Florian Fouché, François Lancien Guilberteau, Marie Preston, Samuel Richardot, Anne-Lise Seusse, Thu Van Tran.

Avec les élèves des collèges : Anne Frank (Paris 11e), Edgar Varèse (Paris 19e), Evariste Gallois (Epinay-sur-Seine, 93), Aimé et Eugénie Cotton (le Blanc-Mesnil, 93), René Cassin (Noisy-le-Sec, 93), République (Bobigny, 93), Iqbal Masih (Saint-Denis, 93), Joliot Curie (Stains, 93), Colonel Fabien (Montreuil, 93), Beau Soleil (Chelles, 77).

 

ENSAPC YGREC

Bâtiment Lelong,

Les Grands Voisins,

82 Avenue Denfert-Rochereau,

75014 Paris

Vernissage le 6 juin 2017 de 18h à 21h.

Exposition du 7 juin au 7 juillet 2017.

Ouvert du mercredi au samedi de 13h à 19h, dimanche de 13h à 18h.

 

Conception graphique : Åbäke

Typographie conçue par les élèves en ULIS du Collège Anne Frank (Paris 11) dans le cadre de leur projet Orange Rouge avec Åbäke et Eve Chabanon.

 

Au début du XXe siècle, les formalistes russes font de l’estrangement une opération-clé de l’art et de la littérature : « Le procédé de l’art est le procédé d’ »estrangement » des objets, procédé qui consiste à compliquer la forme, qui accroît la difficulté et la durée de la perception, car en art, le processus perceptif est une fin en soi et doit être prolongé. L’art est un moyen de revivre la réalisation de l’objet, ce qui a été réalisé n’importe pas en art. » (L’art comme procédé, de Victor Chklovski, rééd. Allia) En ce qu’elle vise à soustraire ce que nous vivons, voyons, sentons au « monde de la perception automatisée », la défamiliarisation constitue « un antidote efficace à un risque qui nous guette tous: celui de tenir la réalité (nous compris) pour sûre. » (Carlo Ginzburg)

 

Ostranénie évoque un pays où chaque entreprise constitue un « estrangement », chaque geste, un commencement et une avancée. La difficulté y est naturelle et mène à la simplicité : elle nous met face à la sensation des choses qui fait de la pierre une pierre, d’une chose une chose, un brin d’herbe un brin d’herbe. C’est alors qu’une chose devient la même et une autre, nouvelle, multiple dans ses usages ou ses aspects. Orange Rouge emmène les artistes dans une expérience d’estrangement et les artistes à leur tour emmènent les élèves à s’estranger de leur quotidien scolaire, dans lequel ceux-ci sont, en quelque sorte, comme des nomades voyageant d’une classe à l’autre, au sein de leur collège. Mot à mot, pas à pas, heure après heure, une succession de gestes devient une chaîne d’opérations.

 

Anne Bonnin

 

L’exposition Ostranénie ! se fait l’écho des onze aventures artistiques d’Orange Rouge qui se sont déroulées en 2016.

 

Note d’intention

 

« C’est chose bien connue : l’apprentissage est une question de rythme et chaque individu a le sien. L’École, qui impose le même à tous, ne laisse guère de place aux idiosyncrasies, la notion de rythme s’appliquant aussi bien aux horaires scolaires qu’aux cycles d’apprentissage de l’école élémentaire jusqu’au baccalauréat. Mais, l’Éducation Nationale s’adapte aussi aux élèves qui ne s’adaptent pas au système éducatif : des classes spéciales nommées ULIS (Unités localisées pour l’inclusion scolaire) dispensent un enseignement individualisé à des élèves « en difficulté » ou « en situation de handicap » ; ceux-ci ont ainsi la possibilité d’apprendre à leur rythme, en navigant entre deux régimes, normal et spécial. C’est à eux que s’adresse le projet Orange Rouge qui, chaque année, embarque dans une aventure collective une curator, une dizaine d’artistes et des adolescents de collèges en Ile-de-France. Si l’acronyme développé est un peu glaçant, comme toute terminologie administrative, langue chiffrée aux intentions indéchiffrables, néanmoins, il fait entendre le nom d’Ulysse.

 

Ulis & Ulysse
Que ce soit le fruit d’un hasard administratif ou aidé et inconscient, en tout cas, ULIS, qui se prononce « ulisse », évoque immanquablement le héros de l’Iliade, l’homme aux mille ruses et aux mille tours qui affronte et surmonte les situations les plus périlleuses. Ce signifiant est de bon augure. Les dieux sont avec Orange Rouge. Ulysse a traversé deux millénaires et quelques siècles. Toujours actuel, le héros mythique transmet un message universel : la vie est une lutte, chacun doit lutter contre des forces adverses humaines, animales et divines, pour vivre ou seulement survivre, pour mener son navire à bon port et ses projets à leurs termes. L’Iliade raconte l’histoire d’un humain, ou plutôt d’un individu, face à son « destin », en tant précisément qu’il fait face.
Ulis & Ulysse sont l’occasion de rappeler les affinités bien connues entre l’art plastique et la mètis grecque. C’est grâce à son intelligence concrète, pratique et rusée, la mètis, qualité très prisée des Grecs Anciens, qu’Ulysse trouve, en toutes circonstances, les moyens de s’en sortir. La mètis est polymorphe, capable de s’adapter à une réalité insaisissable, changeante, aux multiples aspects, dont elle épouse les formes : mouvante comme le poulpe, rusée comme le renard, la mètis use de détours pour atteindre un but, le chemin le plus sûr n’étant ni le plus évident, ni le plus court. Pratique, cette intelligence se situe de plain-pied avec la réalité et se distingue de l’intelligence rationnelle et abstraite. La mètis se comprend également sur le mode de la lutte, livre un combat constant contre le réel : elle « est le moyen, pour celui qui est plus faible, de triompher, sur le terrain même de la lutte, de celui qui est plus fort [1] ».
Nos actes, dans la vie, sont animés par du romanesque, des fictions nourries de nos désirs conscients ou non, ils sont pris dans une trame tissée par d’autres que nous, par la société, l’école, nos parents. Aussi essayons-nous sans cesse d’ajuster ces deux plans qui se chevauchent ou se contredisent : celui de notre individualité et celui du groupe. La fiction, le récit jouent avec ces deux temporalités, permettant d’articuler l’un avec l’autre le temps singulier du héros et le temps collectif de la société. Au sein des ateliers d’Orange Rouge, ne s’agit-il pas d’articuler des singularités entre elles et au sein d’un groupe, d’articuler des gestes entre eux en vue d’une œuvre collective ?

 

Idiorrythmie
Les ateliers forment chacun un groupe, c’est-à-dire une association d’individus ou d’idiosyncrasies, réunis autour d’un projet commun. Partant de ce fait simple, j’aborderai cette aventure artistique et pédagogique sous l’angle d’un « vivre ensemble idiorrythmique », en m’inspirant directement du Cours que Roland Barthes donna au Collège de France en 1977 : Comment Vivre [2].
Roland Barthes imagine une forme de vie commune, où chacun vivrait en harmonie avec les autres et selon son rythme propre, c’est-à-dire selon son idiosyncrasie, ses désirs et ses besoins. Il qualifie cette socialité idéale d’ « idiorrythmique » : associant les notions de particularité et de rythme (l’étymon « idio » signifiant « particulier », en grec ancien), l’idiorrythmie désignait initialement un mode de vie monacale combinant l’indépendance de l’individu et l’appartenance au groupe. Avec cette notion, il ne s’agit pas de proposer une nouvelle forme d’utopie, bien au contraire, tournant le dos aux grands systèmes utopiques, Barthes inverse la perspective du vivre ensemble en faisant du singulier le levier de sa réflexion ; il observe ainsi quelques exemples de formes idiosyncrasiques : formes spatiales, gestes, comportements, habitudes, rites.

 

Paideia
La manière dont Orange Rouge allie engagement artistique et social fait penser à une expérience bien connue de création collective menée par l’architecte, designer et artiste Riccardo Dalisi. Entre 1970 et 1975, ce dernier réalise avec des enfants des quartiers populaires de Naples plus d’une centaine d’ateliers de rue : à partir de petites maquettes d’objets usuels (tels que des chaises) réalisées par des étudiants, les enfants s’approprient ces modèles en donnant libre cours à la création de formes par le dessin, la broderie ou le design. Préconisant une participation de l’imaginaire dans le processus de création d’objets, ces ateliers mettent en pratique une critique des valeurs consuméristes et fonctionnalistes du design. Les participants redécouvrent des objets, des gestes quotidiens qu’on accomplit machinalement et des situations.
Pour Barthes, la seule forme qui accomplisse en partie son fantasme de communauté idiorrtyhmique, ou qui s’en approche, est le cours. Ce n’est pas là confort ou conformisme, c’est au contraire une attitude réaliste : la situation pédagogique offre à son désir de communauté intellectuelle une forme réalisable, à sa mesure, à l’échelle de l’individu et du petit groupe. Le cours n’est pas une forme figée dans un magister, il offre un cadre où suivre librement le cours de sa fantaisie, le mot « cours » contenant les notions de déplacement et de mouvement. Et en effet, Barthes dérive : ici, « on ne poursuit pas un chemin, on expose au fur et mesure ce qu’on a trouvé. » On pourrait croire qu’il transforme son cours au Collège de France en workshop ; ce n’est pas le cas, bien sûr, néanmoins, il en adopte le langage. Refusant toute méthode qui « fétichise le but comme résultat, au détriment d’autres possibles », il se situe « du côté de la « non-méthode », qui est « butinage ; psychisme de voyage, de la mutation extrême. » Ses mots font entendre un esprit 70, quand les pensées devenaient attitudes et vice versa. Ils sont contemporains des ateliers napolitains de Riccardo Dalisi. Dans ces deux entreprises, un même élan émancipateur s’accomplit dans une forme pédagogique où l’art et le social, la pensée et la pratique coïncident. N’est-ce pas là une définition de l’engagement ?
Ce même élan est à l’œuvre dans le projet que depuis dix ans sa directrice Corinne Digard mène avec passion et conviction : Orange Rouge offre la possibilité à des adolescents un peu particuliers de s’ouvrir à l’art, de découvrir avec des artistes de nouvelles manières de faire et de produire des « choses ». Cette aventure manifeste de la part des artistes et des curators, comme de tous ceux qui l’accompagnent, un mouvement vers l’autre : une adresse qui est action. »

 

Anne Bonnin, Janvier 2015

 

1. Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence : la Mètis des Grecs, 1989, rééd. 2009, éditions Flammarion, coll. « Champs Essai ».
2. Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France [1976-1977], éditions du Seuil, 2002.

Anne Bonnin – Commissaire invitée 2015-2016

Anne Bonnin est critique d’art et commissaire d’exposition, et collabore à différentes revues, en particulier Zéro-Deux et Art Press. Elle a notamment conçu et réalisé les expositions collectives Pragmatismus & Romantismus en 2009 à la Fondation d’entreprise Ricard (Paris), et Sauvagerie Domestique à la Galerie Édouard Manet (Gennevilliers). En 2012, elle dirige l’édition des Ateliers de Rennes – biennale d’art contemporain Les Prairies. En 2014, elle entame un cycle d’expositions toujours en cours : Humainnonhumain à la Fondation d’entreprise Ricard, La Chose au Centre d’art la Synagogue à Delme en 2015. Elle est pensionnaire de la Villa Kujoyama à Kyoto, au Japon de septembre 2014 à février 2015. En 2015 et 2016, elle fait deux résidences à la Petite Escalère au Pays-Basque avec un projet inspiré de Roland Barthes, puis au Grand Café à Saint-Nazaire, pour y écrire l’histoire artistique du centre d’art (Générique/Spécifique,1998-2016, à paraître). Elle est membre de la commission d’acquisition en arts plastiques du CNAP (2015-2018). De 2004 à 2010, elle a enseigné à l’École Supérieure des Métiers Artistiques de Montpellier (ESMA), à la Haute École des Arts du Rhin de Strasbourg, et à l’École Supérieure d’Art de Clermont Métropole.